Quelle guerre des prix après la loi alimentation ?
Avec la loi alimentation, les budgets de négos des industriels vont revenir alimenter des marges bien planquées pour les distributeurs. Mais parce que la hausse du SRP et l'encadrement des promos pourraient leur faire perdre 1,8 milliard d'euros de vente, toutes les enseignes ne vont pas s'assoupir comme sous l'ère Galland. L'analyse de Linéaires.
Le gouvernement l'a déjà annoncé : les ordonnances qui viendront compléter la loi sur l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire vont limiter les promotions à 34% de rabais maximum, sur au plus 25% du chiffre d'affaires annuel.
Des plafonds qui seront lourds de conséquences, calcule Nielsen. 18% du chiffre d’affaires des prospectus est réalisé par des offres proposant plus de 40% de discount. Et 21% des catégories alimentaires sont au-delà des 25% de CA sous promo.
Autre mesure clé censée freiner la guerre des prix, le seuil de revente à perte (SRP) sera relevé de 10%, afin de tenir compte d'une partie au moins des coûts de distribution. Selon les déclarations des enseignes elles-mêmes, 1000 à 3000 références sont aujourd'hui vendues avec moins de 10% de marge et verront donc leurs prix augmenter en rayon. Pas anodin non plus, puisque ces blockbusters peuvent représenter jusqu'à 10% des ventes d'un supermarché !
"Les négos les plus difficiles de ces vingt dernières années"
Nielsen estime que les deux mesures cumulées (promos moins attractives et hausse des prix), appliquées en l'état sans changement de stratégies, généreraient 1,8 milliard d'euros de manque à gagner pour les hypers et supermarchés. Ce que personne, chez les distributeurs comme chez les industriels, ne souhaite voir arriver.
"Les négociations qui démarrent seront les plus difficiles de ces vingt dernières années, prédit Jean-Francis Froc, directeur commercial de Booper (un éditeur de logiciels spécialiste du pricing) et ancien responsable des prix alimentaires chez Carrefour France. Une hausse des prix en rayon des produits phares est inévitable, car il sera difficile de compenser complètement la perte des mandats qui finançaient les promotions."
Les enseignes soucieuses de discount vont mettre une pression maximale sur les industriels pour obtenir des baisses de tarifs sur les références les plus exposées. Quitte à accepter par exemple, en guise de péréquation, des hausses sur le reste du catalogue. Les accords de gamme devraient également revenir sur le devant de la scène : les industriels qui consentiront les meilleures conditions à une enseigne placeront davantage de codes en rayon, occuperont davantage de place sur les tablettes. Une perspective qui ne réjouit pas du tout, au passage, les PME !
Une cagnotte de "marges arrière"
Pour le reste, la nouvelle réglementation va créer un cadre qui rappelle à bien des égards celui de la loi Galland (1997-2005), quand les budgets des industriels, non répercutables dans les prix de vente, alimentaient une cagnotte de "marges arrière". A partir de 2019, les fonds qui finançaient les promos au-delà des nouveaux plafonds devront bien trouver une autre destinée. Qui imaginait une seule seconde que les distributeurs allaient y renoncer ?
La coopération commerciale devrait donc reprendre du souffle : emplacements préférentiels, displays, publicités, animations, jeux concours, partage de datas, etc. Des prestations qui ne coûtent pas un centime, ou presque, aux enseignes mais qui seront réglées rubis sur l'ongle par les fournisseurs (et qui auront objectivement de la valeur, les juges ayant prouvé qu'ils savaient sanctionner la coopération commerciale fictive).
Pendant que les industriels compenseront du mieux qu'ils peuvent l'affaiblissement promo de leurs marchés, les distributeurs ne resteront pas les bras ballants. La crispation des ménages sur le pouvoir d'achat est pesante et les enseignes savent qu'elles seront attendues au tournant. Elles puiseront donc, logiquement, dans la nouvelle cagnotte alimentée par les fournisseurs.
"Rembourser la hausse EGAlim"
De la même manière que la loi Galland avait inspiré à Leclerc la création des bons d'achat différés, la loi alimentation va donner naissance à de nouveaux rabais, non rattachés directement aux marques pour ne pas se faire rattraper par les plafonds.
"Les promotions vont s’orienter sur le moment du passage en caisse, seront liées au montant global du panier, anticipe Jean-Francis Froc. Certains distributeurs vont rembourser "la hausse EGAlim", d’autres vont offrir 5 euros par tranche de 100, etc."
Intermarché a déjà prévenu qu'il allait "réinventer la promo" en 2019, qu'il saurait se montrer imaginatif tant que cela ne pèse pas sur les agriculteurs français (toutes les grandes marques ne travaillent pas avec des matières premières hexagonales).
En Bretagne, le Leclerc de Lanester (56) a carrément ajouté des étiquettes supplémentaires sous les produits qu'il vend "à la planche" pour prévenir ses clients de la hausse qui les attend avec l'entrée en vigueur de la loi Travert (du nom de l'ancien ministre de l'agriculture qui a porté la loi).
Géant Casino, lui, a brutalement revu ses tarifs à la hausse cet automne. Et si, au-delà du résultat financier plus flatteur qu'il sortira sur la fin d'année, le distributeur ne préparait pas aussi une campagne pour le printemps prochain, sur le ton "chez nous, les prix n'augmentent pas" ?
L'encadrement des promos à travers des exemples concrets
Nous avons appliqué le futur encadrement des promos à deux marques (fictives) fortement promotionnées, situées au-delà des seuils prévus par le gouvernement.
La première, A, capitalise sur des rabais de 40% qui pèsent sur l'année 35% de son chiffre d'affaires. La marque B, elle, réalise la moitié de ses ventes sous promo. Avec des opérations à -50% et -70%, qui représentent respectivement 35% et 15% de son CA.
Scénario 1 : si le prix fond de rayon ne change pas
Marque A | Prix 2018 | Répartition du CA | Prix 2019 | Répartition du CA | Effet |
Fond de rayon | 100 | 65 % | 100 | 75 % | |
Promo | 60 | 35 % | 66 (1) | 25% (2) | |
Prix moyen annuel | 86 | 91,5 | + 5,5 % |
Marque B | Prix 2018 | Répartition du CA | Prix 2019 | Répartition du CA | Effet |
Fond de rayon | 100 | 50 % | 100 | 75 % | |
Promo 1 | 50 | 35 % | 66 (1) | 25% (2) | |
Promo 2 | 30 | 15 % | |||
Prix moyen annuel | 72 | 91,5 | + 27 % |
(1) Rabais maximum autorisé : -34%
(2) Maximum autorisé : 25% du CA sous promo
Sans surprise, si le fond de rayon ne bouge pas, le plafonnement des promos sera fortement inflationniste. +5,5% à l'année pour le prix moyen de la marque A, +27% pour la marque B. La première y perdra en dynamique d'animation. Pour la seconde, un tel scénario est simplement intenable.
Scénario 2 : si le prix moyen annuel ne change pas
Marque A | Prix 2018 | Répartition du CA | Prix 2019 | Répartition du CA | Effet |
Fond de rayon | 100 | 65 % | 94 | 75 % | - 6 % |
Promo | 60 | 35 % | 62 (1) | 25% (2) | |
Prix moyen annuel | 86 | 86 |
Marque B | Prix 2018 | Répartition du CA | Prix 2019 | Répartition du CA | Effet |
Fond de rayon | 100 | 50 % | 79 | 75 % | - 21 % |
Promo 1 | 50 | 35 % | 52 (1) | 25% (2) | |
Promo 2 | 30 | 15 % | |||
Prix moyen annuel | 72 | 72 |
(1) Rabais maximum autorisé : -34%
(2) Maximum autorisé : 25% du CA sous promo
Hors effet matières premières agricoles (quand le cas se présente), les acheteurs de la distribution chercheront logiquement à obtenir des industriels le même prix moyen à l'année qu'en 2018. Avec une moindre activité promotionnelle, c'est alors le tarif fond de rayon qui devrait chuter. Imagine-t-on l'industriel A démarrer les négos en acceptant une baisse de tarif de 6% à son catalogue ? Difficilement. Pour la marque B, la question ne se pose même pas...