Pour s’exprimer en 2005, il faut gérer son tract
Certaines personnes l’ignorent, mais elles sont balophiles. D’autres, et c’est peut-être plus grave, sont balophobes. Dans la première catégorie, on retrouve les amis des distributeurs de prospectus. Dans la seconde, leur cauchemar. Balophiles et balophobes : deux étranges maladies, pas vraiment nouvelles (la trace remonte jusqu’au milieu des années 90), qui stigmatisent l’attitude des Français vis-à-vis de leur boîte aux lettres (« BAL »). Les balophiles apprécient en l’ouvrant d’y trouver des tracts ou des catalogues. Les balophobes, en revanche, ne veulent y voir que du courrier qui leur est spécifiquement adressé, le reste relevant de l’intrusion.
Ce joyeux néologisme recouvre une réalité pas aussi anodine qu’elle en a l’air. L’été dernier, le gouvernement a même repris à son compte le phénomène en éditant ses propres étiquettes « stop pub ». Une action estampillée « développement durable », même si un simple petit mot griffonné par le propriétaire de la boîte aux lettres est censé suffire.
Des stop pub pour 15 % des foyers
Cela dit, la plaisanterie ne fait pas rire tout le monde. Le premier million d'autocollants édités est parti en quelques semaines. Deux millions d'exemplaires supplémentaires ont été imprimés à l'automne dernier : de quoi au total satisfaire l'équivalent de 15 % des vingt millions de foyers français. Sans compter les autocollants de la FCD, distribués directement aux clients, ni les multiples initiatives associatives ou individuelles.
Lors d'un sondage réalisé par TNS Sofres en septembre 2004 pourAdrexo (une société spécialisée dans la distribution de courrier non adressé, concurrente de Mediapost), 58 % des 1 000 personnes interrogées avaient entendu parler des autocollants « stop pub ». Mais 1 % seulement avaient apposé un message de ce type sur leur boîte aux lettres. « Je pense qu'en 2005 on arrivera à 3 %, peut-être 4 %, estime Philippe Thomas, directeur marketing d'Adrexo. Mais globalement, les gens ne veulent pas du « stop pub », qui refuse tous les imprimés non adressés, y compris le journal de la mairie. »
Taxe de 15 cts/kg de papier
La grogne des réfractaires à la publicité n'est pas, de loin, le seul défi que les prospectus doivent relever en 2005. Le nouvel impôt baptisé « écotaxe » frappe tous ceux qui émettent plus de 2 500 kg d'imprimés « non sollicités » par an (l'équivalent, par exemple, de 28 000 catalogues de 50 pages). Il correspond à une participation financière à la collecte et au recyclage du papier. Entré en vigueur en début d’année, ses modalités d'application n'étaient toujours pas connues le mois dernier. Les enseignes savaient juste qu'elles pourraient être « mangées » de trois façons différentes : soit par une taxe prélevée par l'Etat de 15 centimes par kg de papier distribué, soit par des versements aux collectivités locales (via un organisme agréé), soit sous forme de contribution en nature (des espaces de communication pour promouvoir le tri, par exemple). De toutes les façons, l’impôt sera bien rétroactif au 1er janvier.
Enfin, les budgets publi-promotionnels vont buter sur un troisième obstacle : une convention collective va s'appliquer à partir de juillet aux distributeurs d'imprimés non adressés. Cet accord national, auquel s'ajoute l'évolution du Smic, pourrait gonfler d'environ 15 % les coûts de distribution des tracts. La convention, en effet, prévoit notamment que le personnel soit rémunéré à l'heure (avec un niveau de cadence négocié) et non plus « à la pièce » : ce qui implique de facto... des heures supplémentaires à payer le cas échéant.
Le cours du papier à la hausse
Selon nos estimations, en cumulant l'écotaxe dans sa version « 15 cts/kg » et l'impact « salarial » attendu pour 2005, le coût d'une campagne sur prospectus pourrait déjà augmenter de 10 %. Sans parler de l'évolution des frais de fabrication, le cours du papier, par exemple, étant reparti à la hausse (mais 2004 avait connu des cours historiquement bas).
Dans ce contexte, difficile de prédire la réaction des enseignes. Pour l'heure, elles ont commencé à provisionner l'ensemble de ces surcoûts et sembleraient surtout désireuses de maîtriser leur budget, quitte à revoir un peu à la baisse leurs prévisions de campagnes. Mais, comme d'habitude avec la grande distribution, rien n'est figé dans le marbre. « Si une enseigne commence à diffuser moins de prospectus et pas ses concurrents, elle va perdre du chiffre d'affaires, note Philippe Thomas. Certains pourraient même profiter de la hausse des coûts pour intensifier leur activité et creuser l'écart. Cette stratégie a déjà été observée quand le cours du papier grimpait. »
Campagnes modérées en janvier
Selon les relevés A3 Distrib de janvier 2005, les hypers et les supers ont modéré leur communication sur prospectus : - 5 % par rapport à janvier 2004, sur la base du nombre d’opérations, du nombre de produits et de la surface des magasins engagés. Intermarché, Leclerc et Auchan se sont montrés plus discrets, tandis que les groupes Carrefour, Système U et Casino ont donné de la voix.
Les réflexions vont bon train, également, sur les économies de papier que pourrait apporter un ciblage plus performant des boîtes aux lettres. Les prestations de « géomarketing » des distributeurs d’imprimés se sont affinées ces dernières années. Et la tactique a l’avantage de ne pas toucher au nombre d’opérations publi-promotionnelles, permettant de ce fait de mieux préserver les budgets de coopération consentis par les industriels.
Faire des économies grâce à Internet
« Gutenberg on line », filiale du groupe DDB, est une société spécialisée dans l’édition publicitaire. Elle est présidée par Rémi Guichard, arrière-petit-fils de l’illustre Geoffroy : un membre touche-à-tout de la famille « Casino » qui investit aussi bien dans le football (club de Saint-Etienne, forcément) que dans l’édition artistique (voir les « Cahiers intempestifs », pour les amateurs) ou, donc, dans la conception de prospectus. Sans lien capitalistique avec Casino, Gutenberg on line n’en conçoit pas moins les imprimés du groupe, ainsi que ceux d’autres clients dans le non alimentaire. Sa spécificité : gérer un maximum d’étapes de fabrication sur Internet. Avec une capacité de stockage de 12 000 gigaoctets, l’éditeur peut héberger en permanence, pour certains clients, jusqu’à 300 000 visuels en haute définition (photos de produits, mises en scène, etc.). Le distributeur n’a plus ensuite qu’à sélectionner les articles mis en avant et visualiser les pages qui sont montées en ligne. Un procédé qui peut faire gagner jusqu’à 30 % du temps de conception d’un prospectus.
Les alternatives au prospectus
Difficile de vivre sans le prospectus papier… Pourtant, des alternatives existent, exploitées pour l’heure en complément des campagnes classiques. Le prospectus « dématérialisé » sur Internet, par exemple, fait l’objet de toutes les attentions de la part des enseignes, y compris en dehors de l’alimentaire. Leroy Merlin (photo) en propose une version très réussie sur son site, dont l’internaute peut tourner les pages avec sa souris et cliquer pour zoomer sur les produits (sans parler du magazine « du côté de chez vous » vendu en kiosque). La plupart des distributeurs se fendent également d’une lettre envoyée par courrier électronique aux clients qui s’inscrivent, pour les informer des promos en cours. Leclerc vient même de lancer sa « promoliste » : l’internaute choisit les articles qui l’intéressent et imprime, du coup, son propre prospectus à domicile, à plier au format d’une liste de courses. Monoprix, de son côté, revisite les tracts à sa manière : l’enseigne de centre-ville publie un nouveau magazine, baptisé Monop, qui mélange allègrement articles sur les tendances de mode et pages promos.