Transmissions sous haute surveillance

L’obsession sécuritaire

16 novembre 2004 - Bertrand Gobin

"Tout va très bien, Madame la Marquise, etc." Officiellement, à écouter les barons des mouvements indépendants, les enseignes ne rencontrent aucune difficulté pour garder leurs adhérents. Il n’empêche, derrière cet optimisme de façade, la sécurisation des réseaux est pourtant devenue un enjeu essentiel. Crucial même. Objectif numéro un : éviter que les transmissions de magasins ne tournent à la débandade et limiter les risques de passage à la concurrence. Des risques d’autant plus élevés que la pyramide des âges des adhérents peut se traduire, ça ou là, par des vagues de cessions plus délicates à encadrer.

Il en va non seulement de la sauvegarde des volumes d’achats et des parts de marché mais, à plus long terme, de la survie même de cette forme de commerce. Ou tout au moins de la pérennité du fonctionnement actuel des enseignes Intermarché, « U » et autres Leclerc. Des mouvements de type coopératif, fondés sur l’adhésion solidaire de commerçants indépendants à un projet collectif.

Des chiffres qui donnent le vertige

Les valeurs aujourd’hui atteintes par les fonds de commerce rendent de plus en plus difficiles les transmissions de magasins indépendants en dehors du cadre familial. La législation limitant les créations de magasins a considérablement renchéri le prix des mètres carrés existant. Depuis une dizaine d’années, les valeurs de cession des magasins se sont littéralement envolées. Immobilier compris, les transactions oscillent le plus souvent entre trois et six mois de chiffre d’affaires, selon la rentabilité des points de vente. Pour les grands hypermarchés, les chiffres donnent tout simplement le vertige. Dans le cas de certains gros Leclerc, les montants bruts de valorisation peuvent ainsi dépasser le seuil des 100 millions d’euros…

Les unités en phase de cession sont de véritables proies pour les groupes succursalistes soucieux de conforter leur parc. Du fait de leur structure capitalistique, ces derniers disposent de moyens financiers considérables. Ils peuvent proposer beaucoup plus que ne le font les repreneurs individuels mis sur orbite au sein des groupements. Les cédants, eux, se retrouvent soumis aux chants des sirènes. Difficile pour ces patrons sur la voie de la retraite de rester insensibles aux arguments sonnants et trébuchants des distributeurs intégrés.

Ce printemps, un adhérent Intermarché a vendu son magasin à Champion pour près de 5 millions d’euros. Le point de vente en question perdait pourtant chaque année 2 à 3 points de chiffre d’affaires et nécessitait de sérieux investissements pour redevenir attractif.

Quand les intégrés font monter les enchères

La rentabilité ou les fonds de roulement des magasins cédés sont loin d’être les seuls critères qui influencent les montants que les grands groupes sont prêts à mettre sur la table. C’est toute la différence entre les valeurs « de fonctionnement » et celles « de convoitise ». Pour planter leur bannière dans une ville dont ils ont jusque là été tenus à l’écart, certains distributeurs n’hésitent pas à débourser beaucoup plus que ne le justifie le potentiel des points de vente concernés. La rumeur veut ainsi que Casino ait joué de la surenchère en région parisienne pour s’y renforcer. A l’inverse, on trouve aussi des enseignes prêtes à de gros sacrifices pour empêcher coûte que coûte un concurrent de s’installer. Seuls les succursalistes, qui raisonnent réseau et non pas magasin, ont les moyens de financer de telles stratégies.

Arrivé au terme de sa vie professionnelle, l’indépendant sans succession familiale, est évidemment tenté de vendre au plus offrant. Tout est ensuite question d’esprit de corps et d’attachement à l’enseigne. Ne pouvant manifestement pas compter sur les seules dispositions morales de leurs adhérents, les groupements ont tous pris des mesures pour tenter d’encadrer les transmissions.
Bien que tirant leur légitimité du droit des sociétés, ces solutions restreignent néanmoins la liberté des associés. « Les groupements ont dû réfléchir aux méthodes pour rendre ces barrières efficaces et tenter de les concilier avec la volonté d’indépendance de leurs adhérents », explique Nicolas Descours, consultant chez Cap Gemini et spécialiste des transmissions d’entreprise.

Intermarché, moins à cheval sur les principes coopératifs

Chez Intermarché, le changement de statut des magasins, de la SA vers la SAS, a été l’occasion de renforcer l’emprise du groupement sur son réseau (voir Linéaires de juillet 2004, n° 194, page 20). En théorie, un adhérent ne peut plus vendre son magasin sans l’accord des Mousquetaires. En théorie … Autre technique : l’offre préalable de vente, en vigueur chez Leclerc et Sytème U (lire pages suivantes), qui donne aux adhérents du groupement ou aux postulants préselectionnés un droit de préemption sur les magasins mis en vente.
Reste que ces transmissions entre adhérents nécessitent quelques garde-fous pour éviter de voir certains barons multiplier les reprises et se constituer ainsi de petits empires « intégrés » au sein du mouvement. Une éventualité pour le moins incompatible avec les principes qui régissent ces réseaux. D’ailleurs, chez Leclerc et Système U, hors cas exceptionnels, le nombre de magasins est limité à deux par couple.
Les Mousquetaires sont moins regardants avec l’idéologie coopérative, laissant certains de leurs adhérents détenir jusqu’à cinq points de vente. Un moindre mal, penseront certains, par rapport à les laisser filer à la concurrence…
Reste qu’Intermarché a toujours fonctionné de manière plus centralisée que ses deux concurrents. N’hésitant d’ailleurs pas à consolider ses moyens capitalistiques, que ce soit pour investir dans des outils industriels ou pour se porter « au secours » de magasins en difficulté. Intermarché annonce ainsi détenir des participations significatives dans une soixantaine de points de vente.

Enfants et filleuls : même combat

Confrontés à de nombreux départs d’adhérents, le groupement a en effet multiplié les portages pour tenter de limiter les dégâts. D’après les responsables du groupement, ce chiffre aurait néanmoins été divisé par deux en deux ans. Mais il ne tient vraisemblablement pas compte du passage sous enseigne Netto des Intermarché les moins performants.
Reste la question des repreneurs. Evidemment, au plan fiscal, la transmission à un enfant est la plus avantageuse. D’autant que les dispositions de la loi Dutreil ont diminué les droits de mutation et augmenté de 50 % les abattements de l’impôt sur la fortune (ISF) pour ceux qui constituent des pactes d’actionnaires familiaux. Faut-il néanmoins que les enfants aient la volonté et les compétences requises. De ce point de vue, avec son école Force U, Système U est l’enseigne la plus en pointe pour inciter fils et filles d’associés à se mettre à leur compte. Ils représentent un tiers des repreneurs de l’enseigne.
Hors cadre familial, chez Leclerc, le parrainage a depuis longtemps démontré sa capacité à sélectionner les bons candidats et à assurer la transmission des valeurs qui animent le mouvement. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si ces deux enseignes sont aujourd’hui celles dont les réseaux affichent la plus forte cohérence … et les meilleurs résultats.

Nicolas Descours, consultant chez Cap Gemini : « Impliquer l’ensemble des adhérents »

Dans les sept ans à venir, plus de 30 % des points de vente indépendants vont être concernés par le départ en retraite de l’exploitant. La transmission du savoir et des compétences a été largement anticipée par la mise en place de programmes de formation de haut niveau. La transmission des entreprises, elle, implique des enjeux financiers, juridiques et humains bien spécifiques. Il est notamment important d’impliquer l’ensemble des adhérents dans le processus de transmission. Cela conditionne, à terme, la survie du groupement.

La forme d’implication est cependant à définir pour éviter d’amener un surendettement de l’associé ou un niveau d’engagement hors-bilan, de cautionnement, qui le mettrait à terme en danger. S’agissant des portages, ils sont très gourmands en capitaux et nécessitent des moyens humains dédiés pour assurer la gestion des points de vente concernés. En tout état de cause, le portage doit faire partie de la stratégie d’entreprise pour être efficace et durable.

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