Alain Juillet, haut responsable chargé de l’intelligence économique
Alain Juillet : « L’intelligence économique : un réel avantage concurrentiel »
Pourquoi l’Etat éprouve-t-il le besoin de s’impliquer dans l’intelligence économique ?
Au cours des douze dernières années, messieurs Martre et Esambert avaient successivement attiré l’attention des pouvoirs publics sur le retard pris en France en matière de maîtrise des informations stratégiques. En 2003, conscient des difficultés rencontrées par les entreprises françaises dans la compétition internationale, Jean-Pierre Raffarin a commandé un rapport parlementaire à Bernard Carayon. Et c’est ce rapport, remis à l’été 2003, qui a incité le Premier Ministre, en décembre dernier, à créer la fonction que j’occupe aujourd’hui. Il s’agit d’une mission véritablement transversale, à caractère interministériel comme en atteste d’ailleurs l’origine des membres de mon équipe qui viennent de l’Intérieur, de Bercy et de la Défense. Ma mission est de donner une impulsion, de sensibiliser davantage l’administration et les entreprises françaises aux enjeux de l’intelligence économique. Car, en la matière, nous avons pris du retard et devons nous mettre à niveau.
Concrètement, quels sont les axes de travail de la mission qui vous est confiée ?
Nous sommes en train de faire l’inventaire de ce qui est déjà collecté ou produit par les différents services de l’état et des collectivités tels que par exemple les missions économiques auprès des ambassades ou les chambres de commerce. La plupart ont déjà fait une approche efficace en créant leurs propres réseaux ou fichiers. Il conviendra ensuite de coordonner les différentes actions, d’encourager la création d’interfaces, d’identifier les failles et de faire des propositions. Parallèlement, nous allons favoriser l’harmonisation des différentes formations à l’intelligence économique qui sont proposées aux étudiants. Elles doivent permettre de mieux répondre aux attentes du marché et de déboucher sur de véritables opportunités d’emplois.
Comment vous positionnez-vous par rapport aux sociétés privées qui offrent leurs services dans le domaine du renseignement économique ?
Notre rôle est de montrer l’intérêt de l’intelligence économique pour que chacun s’approprie le concept. Dans ce cadre nous pouvons être amené renseigner sur le plan technique ou à fournir des données économiques aux entreprises n’ayant pas la capacité de se les procurer directement. L’Etat n’a pas vocation à se substituer aux prestataires, fournisseurs d’appui, de conseils ou de veille. Il faut encourager le développement d’entreprises spécialisées, très performantes, pratiquant une approche adaptée à la culture des entrepreneurs français.
On associe souvent l’intelligence économique aux métiers « sensibles » tels que l’aéronautique ou l’électronique. Est-elle aussi pertinente pour les entreprises de distribution ou pour les fabricants de produits de grande consommation ?
Certains domaines présentent, il est vrai, un caractère plus sensible qui peuvent mettre en jeu la sécurité nationale. Néanmoins, de manière plus large, il faut bien comprendre que la maîtrise de l’information stratégique est indispensable à l’ensemble des dirigeants d’entreprises. Historiquement, on faisait des études marketing pour mieux connaître ses clients et du benchmarking pour obtenir des informations sur ses concurrents. Aujourd’hui, dans un marché devenu mondial, l’approche doit être plus globale. Il ne faut pas hésiter à y inclure tous les renseignements permettant la construction d’une stratégie gagnante dont ceux à caractère social ou politique. L’intelligence économique peut s’apparenter à ce que développent les militaires au travers du concept de C3I, à savoir une connaissance du champ de bataille, en temps réel, et dans toutes ses dimensions. Aujourd’hui, les technologies de l’information permettent d’automatiser le traitement, le tri et la synthèse des données économiques. C’est un réel avantage concurrentiel pour les managers.
En quoi votre passé d’agent de la DGSE vous sert-il aujourd’hui pour mener à bien la mission qui vous a été confiée ?
Les secrets du métier du renseignement sont le respect de la méthode, la rigueur et l’objectivité. Cette capacité à rejeter les a-priori et les certitudes s’acquière avec le temps et l’expérience. Le cycle du renseignement, à partir d’un objectif clairement défini, exige de la patience, de la ténacité, savoir garder le cap, et du courage au moment de la prise de décision. C’est tout cela que j’essaie de mettre en application.
L’intelligence économique peut-elle aussi présenter un caractère défensif ?
Bien sûr. Dans tous les secteurs, la compétition est devenue très dure. La croissance des uns se fait de plus en plus au détriment de celle des autres. Certaines entreprises peuvent être tentées d’employer des moyens que la morale réprouve. Et il y a forcément des coups bas, parfois très violents, contre lesquels il faut savoir se prémunir. Aujourd’hui, avec les moyens techniques et l’informatique, on peut pénétrer plus facilement dans les entreprises. Les dirigeants des PME comme des multinationales doivent être conscients de la nécessité de protéger leur patrimoine, de sécuriser les flux d’informations, et se méfier des manipulations à base de stratégies d’influence.
Quand un pays étranger envoie des conseillers commerciaux dans un certain nombre de nos grandes villes, ce n’est pas pour faire des relations publiques. C’est pour avoir un œil sur les sociétés locales, identifier celles dont la technologie est performante, et récupérer des informations destinées à ses propres entreprises. C’est de bonne guerre dans la compétition mondiale.
Quel regard l’ancien patron porte-t-il sur le management des entreprises ?
Je pense que dans les entreprises, aujourd’hui, on a tendance à accorder trop d’importance au « tout financier » et à réduire l’importance de l’homme au profit des graphiques, de la machine ou du capital. Il est vrai que c’est la solution la plus facile car l’homme est complexe et ne se réduit pas à des équations. Le collaborateur, quel que soit son niveau, est un rouage essentiel mais il faut qu’il se sente reconnu comme tel et bénéficie de la confiance de son supérieur. On peut alors lui déléguer davantage ce qui dégage du temps pour faire autre chose dont ces petits plus qui font la différence.
Je suis souvent intervenu dans des sociétés en crise. Chaque fois j’ai constaté que la réussite de la relance dépendait de la restauration de la confiance, c'est-à-dire par la reconstruction des liens et des échanges entre les niveaux hiérarchiques.
Paul Ricard, qui fut mon patron au début de ma carrière, citait souvent cette phrase d’Henry Ford « Enlevez-moi mon argent, enlevez-moi mes usines mais laissez-moi mon personnel et je réussirai la même aventure. » Bien sûr, ceci suppose la pratique des fondamentaux : se fixer un cap, ne pas en changer, savoir s’adapter, être capable de déléguer, avoir une foi inébranlable dans l’avenir et communiquer son enthousiasme. Ce qui implique aussi de savoir donner l’exemple et de respecter les règles de l’éthique.
On imagine que vous avez également été un observateur privilégié de la mutation des entreprises de distribution.
C’est un monde qui m’a fasciné et sur lequel je suis très admiratif, en dépit de quelques dérives et abus inévitables dans ce type d’aventure. Ce sont des entrepreneurs qui, en l’espace d’une génération, sont passés de la gestion d’épiceries, ou de magasins de gros, à des ensembles internationaux d’une étonnante complexité. En Chine ou en Russie, le contraste est encore plus saisissant car cette évolution s’est faite en dix ans. Je suis persuadé que, dans le futur, on racontera cette épopée marchande comme l’un des grandes aventures de la deuxième partie du XXe siècle. Je note que les français, au-delà d’une capacité d’innovation reconnue par leurs concurrents, ont fait la plus grande partie de la course en tête en démontrant leur exceptionnelle aptitude de défricheurs de marchés.
Vous avez été appelé chez Marks & Spencer pour solder l’aventure française. N’auriez-vous pas été tenté par une expérience plus approfondie en grande distribution ?
C’est vrai, quand je fais le bilan de ma carrière dans le privé, je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de m’impliquer pleinement dans la grande distribution où j’ai d’ailleurs quelques amis. Pour tout vous dire, après trois mois chez Marks & Spencer, je suis allé voir les actionnaires britanniques et je leur ai proposé de relancer la filiale française après avoir fermé la moitié des magasins. Pour des raisons évidentes ils n’ont pas souhaité revenir sur leur décision.
Au poste que j’occupe aujourd’hui, il est important de garder des liens avec les acteurs économiques. Dans ce cadre je reste en contact avec certains patrons de la distribution.
Itinéraire : Le fabuleux destin du patron espion
Il est des itinéraires personnels dont on ferait volontiers des romans. Nul besoin de forcer le trait pour retracer le parcours exceptionnel d’Alain Juillet, 61 ans, nommé en décembre par MM. Chirac et Raffarin au poste de haut responsable chargé de l’intelligence économique. Une fonction qui semble faite sur mesure pour cet ancien chef d’entreprise, connu pour avoir été à la tête de plusieurs industries agro-alimentaires, mais dont on a longtemps ignoré qu’il était aussi un agent du service action de la DGSE. Son accession au rang de numéro deux du service des renseignements extérieurs, en 2002, donne sans doute la mesure de ses services rendus à la République.
Préalablement, et dans la foulée de cinq années de service militaire dans les paras, Alain Juillet a passé une quinzaine d’années chez Pernod-Ricard. Ses activités l’amènent à visiter une soixantaine de pays. Des déplacements mis à profit pour conduire parallèlement nombre de missions secrètes. Entre 1982 et 1985, son CV présente un étonnant trou de trois ans. C’est finalement chez KJS qu’Alain Juillet refait surface. A la tête de la filiale française, il fait notamment connaissance d’un certain Luc Vandevelde. Plus tard, il se spécialise dans le management de crise. Il est appelé pour démanteler l’Union Laitière Normande et emmène la Générale Ultra Frais (Mamie Nova), devenue depuis Novandie, chez Andros. En 1998, il se voit confier le redressement de France Champignon. Comme si cela ne suffisait pas, il donne aussi dans la formation et le conseil en stratégies. Il est notamment professeur affilié au CPA / groupe HEC.
En 2001, Luc Vandevelde, passé entre temps chez Promodès puis Carrefour, le charge d’une opération délicate : la cession des magasins de la filiale française de Marks & Spencer et le reclassement des personnels. Sa nomination à la DGSE surprend évidemment tout le monde. Dans le courant de l’été dernier, il semble faire les frais de l’échec de l’opération de libération d’Ingrid Betancourt, l’otage française retenue par des rebelles colombiens. Un raté qui alimenta une vive polémique entre le Quai d’Orsay et le Ministère de l’Intérieur et qui vient s’ajouter à des luttes intestines au sommet des services secrets.
A la faveur de sa nouvelle mission, à l’intelligence économique, Alain Juillet s’installe de manière plus transparente dans les arcanes du pouvoir, suivant en cela les traces de son père et de son oncle. Jacques, le premier, fut préfet, et notamment directeur de cabinet de Pierre Mendès France. Pierre, le second, conseiller spécial de Georges Pompidou puis de Jacques Chirac.